lundi 14 mars 2016

TEXTE 2.




Décédée, une mère syrienne laisse à sa fille une lettre qu’elle cacha pendant des décennies et dans laquelle elle lui explique tous les tourments qu’elles ont pu vivre avant leur arrivée sur la magnifique et accueillant Lesbos il y a de cela vingt cinq ans.
    
 Ô ma fille, c’est en versant de chaudes larmes que je m’efforce de t’écrire ces mots. Il va falloir que tu saches un jour où l’autre ce que moi, toi, ainsi que ton père avons enduré. Me remémorer tous ces faits ne me laisse guère indifférente, mais je dois le faire, je dois t’écrire ces quelques mots, pour que toi aussi, un jour, tu saches. Tu ne viens pas de nulle part, tes origines sont bien loin d’ici, au Moyen-Orient. La Syrie est ta terre natale. Tes racines ne sont guère ancrées dans cette belle terre méditerranéenne à la teinte brune. Oh non ! Celle-là a offert paix et prospérité à son peuple depuis des millénaires. En y pensant, la terre d’où tu viens n’est pas tellement différente. Sa teinte est plutôt ocre je dirais. Mais elle ne l’est en réalité plus, car elle fut abreuvée  par le sang des innocents. L’espoir a quitté cette terre depuis bien longtemps, depuis qu’un tyran sanguinaire s’est accaparé le pouvoir. Sans répit, il torture et méprise son peuple sans pitié. Il est tel une hydre à qui on couperait la tête, et qui reviendrait, infatigable et toujours plus violente pour tuer encore et encore. Cette malédiction n’a sans doute pas de fin, et nous sommes tous, chaque Syrien et Syrienne, dans un sombre précipice, dont la sortie à l’éclatante lumière blanche parait inaccessible. C’est ainsi que je devins apatride. Ce fut à cause de la folie meurtrière d’un sombre dictateur.
      Tu devineras qu’après avoir vécu les pires abominations, je devais naturellement te faire grandir dans un havre de paix. Il était impossible pour moi que la jeune pousse que tu étais croisse sur ces terres infertiles, souillées par le meurtre et le sang des innocents, où le droit à la vie est devenu un luxe ou un miracle. Mais ton père, grâce à Dieu, fut à mes côtés durant ces longues et douloureuses années. Sans lui, je serais morte et j’aurais brûlé sous le soleil ardent du Moyen-Orient, à n’en pas douter. Mais il a tout fait pour que sa famille soit en sécurité et que sa fille vive une vie heureuse, digne et honorable. Il voulait t’éloigner de cet enfer qui t’était destiné sous le joug du Monstre. Tu devais vivre une vie meilleure et profiter au mieux des beaux jours que t’offrait le Bon Dieu, car beaucoup de gens de notre entourage n’en eurent pas l’occasion malheureusement. Tel est le cas de ton jeune oncle qui est mort en combattant dans les rangs du front révolutionnaire syrien contre les troupes gouvernementales. Son grand frère est mort le premier en le protégeant de l’explosion d’un obus, en pleine rue à Dera. Sa sœur, elle, a tragiquement trouvé la mort à cause d’une balle perdue qui a transpercé son crâne, dans une ruelle d’Alep, où étaient perpétrés contre la population chaque année plusieurs attentats suicides à répétition. En y réfléchissant, ce sont bel et bien des rivières de sang qu’ont fait couler ces combats tant intenses que meurtriers. Moi, j’ai eu beaucoup plus de chance que lui car seul ton oncle Aziz fut pris au piège dans cet engrenage implacable. J’acceptai toutes ces morts avec une abnégation stoïque !                            Mais ma tragédie se déroula le jour où je perdis ton père. Aujourd’hui encore, je revois avec horreur son corps gisant sous les décombres.  Il est mort sous ce beau toit qu’il nous avait offert. Tout ce qu’il s’était acharné à construire durant sa vie se mua en sa propre tombe. Il fut écrasé par l’injustice, écrasé par l’oppression, écrasé par la résignation. Voyant ton père mourir sous les vestiges de notre vie, je ne l’ai pas supporté ! Anéantie, je n’avais plus qu’à fuir notre Paradis devenu Enfer.                   
      Cette fuite n’était pas un châtiment, puisqu’elle était salvatrice et m’a permis d’évoluer dans un monde où le désespoir et la misère étaient totalement bannis. J’ai défié les lois, les eaux, les tempêtes afin d’y arriver. Finalement, je me dis que j’ai fait le bon choix qui est celui de t’avoir offert une vie et un avenir, loin de l’atroce Guerre. Toutefois ce que je croyais être la fin de mes souffrances s’avérait, en fait, le début d’une Odyssée du Mal.  Je ne voudrais pas remuer le couteau dans la plaie qui saigne encore et encore, mais sache, ma fille, que mon odyssée fut l’épreuve la plus douloureuse de ma vie. Pressée de toute part par tous ces êtres que l’instinct de survie et l’espoir d’une vie meilleure rendaient acariâtres et sans pitié, ma seule priorité fut de te préserver et te garder en vie, je retenais donc le petit être que tu étais farouchement dans mes bras.
      Oh ! quels furent mon soulagement et ma joie quand je mis pied à terre, et quittai à jamais les lieux où fleurissaient les germes tant de la Haine que de la Guerre. La florissante Lesbos me souriait. C’est alors que mes yeux furent merveilleusement éblouis par la blancheur immaculée des maisons qui se dressaient tranquilles et avenantes tout au long de la baie. De nombreuses mouettes s’adonnaient à une danse harmonieuse et remplissaient le ciel de leur chant marin et mélodieux. A ce moment-là, une paix intérieure envahit tout mon être et je compris alors que cette terre allait t’offrir bonheur et sérénité.
      Tu comprends maintenant que même si nous aimons la terre qui t’abrite et me sert de tombeau et que nous l’adulons, elle n’est pas la nôtre. Tes racines sont ancrées bien loin d’ici, au Moyen-Orient. La Syrie est ta terre natale. Notre patrie a vu ses enfants fuir loin des horreurs de la guerre vers des lieux plus hospitaliers, a vu ses oiseaux quitter leurs nids vers des cieux plus verdoyants, a vu ses plaines et ses collines, semées de toutes parts de mines, se muer en champs de batailles. Les quatre cavaliers de l’apocalypse ont lancé leur assaut implacable sur ce pays. Mais toi ma fille, ne cultives pas de haine vis-à-vis de cette terre qui nous a refusé une vie paisible parmi les nôtres. Aime-la comme tu auras aimé ta terre d’accueil.                                                 
      Le petit oisillon est désormais un aigle royal qui porte sur ses ailes l’honorable responsabilité de retrouver la plaine qu’ont survolée  ses aïeuls avant lui. Il faudra que cela change. Ce cercle vicieux fait de haine et de mépris devra être brisé. La paix devra à nouveau être instaurée en Syrie. Qui sera à l’origine de ce changement ? Je ne sais. Peut-être que ce sera toi, en y pensant bien.
      Je n’ai rien à ajouter. Je t’ai dit tout ce que j’avais à dire. Tu connais désormais tout sur ton passé. Je t’ai toujours menti et je te demande de me pardonner. Délibérément, je t’ai éloignée de ce lourd et douloureux passé de mes propres mains, parce que je ne voulais pas t’impliquer dans tout cela. Mais maintenant, je pense que peut-être tu aurais pu changer la donne. Si je m’étais confiée à toi dès le début, et si je t’avais regardé droit dans les yeux et que je t’avais dit la vérité, je n’aurai alors pas eu à t’écrire ces mots. Te transmettre mes pensées d’en haut est un échec cuisant, alors maintenant, je voudrais te communiquer une vérité : Tu n’es surtout pas obligée de me pardonner, ma fille car où que tu sois et quoi que tu fasses, dorénavant, ma fille adorée, sache-le, je veillerai sur toi et je t’aimerai pour toujours, quoi qu’il arrive.

Haroun Bouchakor, 1ère S4

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire